Sweet Cheese (programme européen Cheese up your life) ; CNIEL ( 2017) 

Le fromage des origines - Des cinq continents de la planète, l’Europe est celui qui produit et consomme le plus de fromages. Ceux-ci se comptent par milliers : chaque pays européen, la France tout particulièrement, a développé au cours des siècles des spécialités fromagères traditionnelles...

aux formes, couleurs, textures et goûts incroyablement variés. Cette extraordinaire diversité résulte de la multiplicité des terroirs (sols, altitude et pente, microclimat), de leur végétation spécifique (fourrages pour les animaux), des savoir-faire locaux, des « débouchés » (auto-consommation locale ou vente lointaine), des traditions culturelles… Tout aussi divers sont, comme nous le verrons, les habitudes de consommation du fromage ainsi que la place de ce dernier au sein du repas.

Les Européens connaissent le fromage depuis (au moins) 7200 ans. C’est l’âge de ces morceaux de terre cuite percés de petits trous qui ont été retrouvés en Pologne et dont on sait qu’ils sont des fragments de faisselles (moules) à fromage : les analyses chimiques des résidus de matières grasses présents sur ces tessons de poterie attestent clairement de cette utilisation… Mais le fromage est en réalité un aliment très récent dans l’histoire de l’humanité, laquelle a débuté il y a 2,5 millions d’années avec l’apparition des premiers Homo habilis. Il a fallu en effet attendre très longtemps pour que l’homme amorce le lent processus de domestication de certaines espèces de mammifères sauvages (chèvres et brebis puis, quelques siècles plus tard, bovins). C’est l’élevage de ces animaux – initié au Proche-Orient il y a « seulement » 10 500 ans – qui allait permettre à nos lointains ancêtres du Néolithique de traire le lait des femelles et de le transformer en lait fermenté, en caillé ou en fromage… Un fromage qui n’était alors pas autre chose que du lait caillé versé dans une forme, c’est-à-dire un moule (cette forme donnant le mot formage qui deviendra fromage). Cette transformation du lait était motivée en partie par la nécessité de pouvoir conserver ce précieux et fragile breuvage.

L’aliment des « barbares » acquière progressivement ses lettres de noblesse

Dans les anciennes civilisations de l’Antiquité, le fromage ne jouit pas d’une image très positive. Au VIII° siècle avant notre ère, le grec Homère fait du lait et du caillé les aliments principaux du cyclope Polyphème. Cet être sauvage, terrifiant et brutal « trait, selon sa coutume, ses brebis et ses chèvres bêlantes […] puis, laissant cailler la moitié du lait, il le dépose dans des corbeilles tressées avec soin. » (l'Odyssée, chant VI). Quelques siècles plus tard, le statut du fromage commence à s’élever, dépassant celui du lait qui, lui, reste dévalorisé. Dans la Grèce et la Rome antiques, le lait est en effet perçu comme l’aliment des « barbares » tandis que le fromage, produit transformé par l’homme, est une nourriture de « civilisés ». Malgré cela, le fromage demeure avant tout l’aliment des bergers et des cultivateurs : il n’apparaît pas à la table des riches citoyens.

Dans la seconde partie du Moyen Âge, le fromage joue un rôle important dans le régime alimentaire des moines : le plus souvent issus de la noblesse, ces derniers témoignent de leur vœu de pauvreté et d’humilité en consommant cet aliment populaire. Ils le fabriquent eux-mêmes dans leurs abbayes et, peu à peu, en améliorent la qualité. Les fromages des monastères commencent à gagner les marchés urbains européens et les tables des élites médiévales (en revanche, ces dernières méprisent toujours le lait).

Entre le XVI° et le XVIII° siècle, le fromage reste néanmoins peu consommé par l’aristocratie et la bourgeoisie des villes, à l’exception de quelques spécialités renommées. Il faut attendre la seconde moitié du XIX° siècle pour voir la consommation de fromage monter en puissance dans toutes les couches de la société. C’est l’époque où l’élevage laitier se développe fortement et où sont créées les laiteries, d’abord artisanales puis industrielles. Leurs fromages commencent à remplacer les productions fermières qui étaient principalement destinées à l’auto-consommation. Parallèlement, les transports et les techniques de conservation se développent rapidement… Conséquence : les citadins, dont le nombre ne cesse de s’accroître, se mettent à manger davantage de fromages, ces derniers leur étant devenus plus accessibles physiquement et financièrement. A partir des années 1920, des gastronomes se mettent à vanter les mérites des fromages locaux : ceux-ci se voient même élevés au rang d’emblèmes de la gastronomie française ! Parti de très bas, le fromage a acquis un immense prestige. Un statut qui explique son accession au rang de composante majeure du repas des Français.

Le fromage, composante à part entière du « repas gastronomique des Français »

Le fromage est, à lui seul, l’une des quatre séquences dont la succession constitue, aux yeux de nombreux Français, un « vrai » repas. Chacun des trois autres services – entrée, plat et dessert - peut en effet être composé de mets ou d’aliments très variés. L’entrée peut ainsi consister, par exemple, en un velouté de champignons, un assortiment de crudités, un plat de charcuteries ou, lors d’occasions festives, une tranche de foie gras ou une assiette d’huîtres. Le plat principal peut quant à lui être composé de viande de boucherie, de volaille ou encore de poisson, accompagné de différents légumes ou de féculents variés. S’agissant des desserts, la diversité n’est pas moindre : fruits, pâtisseries, crèmes et mousses, sorbets et glaces, etc. A contrario, la séquence « fromage » ne propose, elle, que du fromage ! Cette singularité témoigne de la place que ce produit est parvenu à conquérir : une place éminente au sein du « repas gastronomique des Français » inscrit en 2010 au patrimoine culturel immatériel de l’humanité. Un repas qui, selon les termes du dossier officiel de candidature auprès de l’UNESCO, est « ouvert par l’apéritif, clos par le digestif [et] comporte des services successifs : entrée, poisson et/ou viande avec légumes, fromages, desserts. » Cependant, cet « ordre des mets » qui voit le fromage succéder au plat de viande ou de poisson et précéder les fruits et délices sucrés n’a pas existé de toute éternité…

Entre la poire et le fromage

« Ils abordèrent la question entre la poire et le fromage. » Cette expression courante signifie « à la fin du repas », au moment où les convives, rassasiés et détendus, se mettent à parler plus librement, voire se livrent à quelques confidences. Pourtant, quelque chose dérange : ne devrait-on pas dire plutôt : entre le fromage et la poire ?

Le « repas gastronomique des Français », dans lequel le fromage arrive en troisième position (donc avant la poire), est en réalité le fruit d’une lente évolution. En particulier, la place occupée aujourd’hui par le fromage, entre le plat principal et le dessert, n’a été instaurée que récemment.

Où se positionnait donc le fromage autrefois ? Précisons d’emblée que, lors des banquets médiévaux, cet aliment n’était jamais consommé au début ni même au milieu du repas, mais toujours à la fin de celui-ci. Aux XIV° et XV° siècles, le festin aristocratique s’achevait par trois services nommés « issue », « desserte » et « boute-hors ». Les fromages faisaient partie des « issues », cohabitant avec des mets sucrés et des plats salés comme le hareng frais ou le marsouin !

Jusqu’à la fin du Moyen Âge, le salé - catégorie à laquelle appartient le fromage – était en effet couramment associé au sucré (uniquement sur les tables des puissants, seuls les ultra-riches pouvant avoir accès au sucre, produit rare et fort coûteux). Le sucré était ainsi présent du début à la fin du banquet : il pouvait assaisonner aussi bien les viandes que les poissons ou encore les légumes (cet usage durera jusqu’au milieu du XVII° siècle). De même, les fruits crus étaient servis au début du repas, cet usage s’appuyant sur des raisons diététiques ; seuls les poires, les coings et les nèfles ainsi que les fruits cuits étaient mangés à la fin du banquet car ils avaient la réputation de « fermer l’estomac ». Une vertu que les médecins de l’époque attribuaient également aux fromages, particulièrement à ceux qui étaient vieux, bien affinés et forts : mangés à la toute fin du repas, ils permettaient de sceller l’estomac et d’éviter que les aliments ingérés avant eux ne remontent dans l’oesophage.

A partir de la Renaissance (XVI° siècle), deux phénomènes firent leur apparition. En premier lieu, la consommation de sucre par les élites sociales s’accrut fortement (de nombreuses préparations sucrées, originaires d’Italie, furent introduites à la table des nobles du royaume de France). Parallèlement, la saveur sucrée, y compris celle apportée par les fruits frais, commença à migrer progressivement vers la fin du repas. Ce lent déplacement est très important car il témoigne de l’apparition, dans la culture alimentaire française, d’une antinomie entre sucré et salé. Peu à peu, la fin du repas devint celle du « dessert » : ce dernier service - proposé après que l’on ait « desservi » les plats principaux et changé les nappes - concentrait tous les mets sucrés du repas : fruits crus, cuits ou confits, pâtisseries et autres préparations sucrées. Un seul aliment salé faisait exception : le fromage. Comme au Moyen Âge, on continuait de le servir en fin de repas, et en même temps que les fruits ou d’autres aliments sucrés.

Le fromage ne devient une séquence à part entière du repas qu’à partir du XX° siècle

Cette position non individualisée du fromage a perduré jusqu’au début des années 1900. Au XIX° siècle, le dessert comportait toujours fruits, compotes, gâteaux divers, brioches, biscuits, glaces et… fromages. Il fallut attendre l’amorce du siècle suivant pour que la franche séparation entre le salé et le sucré finisse par s’imposer définitivement. Le sucré, et seulement lui, clôturait désormais le repas tandis que le fromage, mets salé, accédait à une autonomie pleine et entière en précédant le service des douceurs.

Des modes de consommation variables selon les pays et en évolution constante

Caractéristique du repas gastronomique des Français, la consommation de fromage sous la forme de plateau proposé au déjeuner et au dîner juste avant le dessert n’a pas d’équivalent dans le monde. En Allemagne, en Belgique et aux Pays-Bas, le fromage est principalement consommé au petit-déjeuner ainsi que lors du repas du soir, sous forme de tartines. De même, les Danois - seconds consommateurs de fromage en Europe après les Français – en mangent surtout le matin et, parfois, à l’heure du déjeuner (le danablu, ou bleu danois, peut même être dégusté en dessert, accompagné de fruits). En Italie, l’essentiel du fromage consommé entre dans les préparations culinaires. Enfin, dans les pays Anglo-saxons (Grande-Bretagne, Irlande), il est avant tout consommé sous forme de sandwiches et de snacks à différents moments de la journée.

En France, au cours des dernières décennies, le traditionnel plateau de fromages est devenu de plus en plus rare lors des repas ordinaires du quotidien. L’évolution profonde et rapide des modes de vie et des rythmes de vie (devenus des rythmes de ville) s’est en effet traduite par une simplification du repas de tous les jours : le fromage ainsi que l’entrée ont été les deux séquences à pâtir de ces évolutions.

A l’image de leurs voisins européens, les Français ont en revanche adopté d’autres façons de consommer du fromage : dans les salades, comme ingrédient culinaire (tartiflette au reblochon, plats gratinés à l’emmental, risotto au gorgonzola, etc), à l’apéritif ou encore comme produit de grignotage. Ces nouveaux comportements résultent là aussi des changements socio-économiques qui ont affecté, depuis la fin de la Seconde guerre mondiale, l’ensemble des pays européens : diminution de la part des repas pris au domicile et croissance de la restauration hors foyer, essor du snacking avec (parfois) le souci de grignoter sain, réduction du temps consacré à préparer les repas et, depuis peu, regain d’intérêt pour la cuisine maison (surtout le week-end et en vacances), montée de l’individualisation croissante des plats et des repas…

Le fromage au dessert… un retour aux sources ?

Ces différentes évolutions n’ont pas sonné le glas du fromage. Elles ont seulement entraîné le déclin de certains modes traditionnels de consommation et leur compensation par de nouveaux usages adaptés aux comportements alimentaires émergents. Parmi eux, on peut citer le végétarisme et le flexitarisme (la viande n‘est pas totalement exclue mais réservée, par exemple, aux seuls week-ends) : sous des formes diverses, le fromage remplace en partie la viande en tant que source de protéines animales. De même, la street-food crée de nouvelles opportunités pour des sandwiches et autres produits de snacking dans lesquels le fromage représente un des principaux ingrédients (cheeseburgers servis dans les food-trucks, paninis au fromage, etc). Autre exemple : l’essor des « nouvelles convivialités » moins formelles que le repas traditionnel (apéritifs déjeunatoires ou dinatoires, brunchs, pique-niques urbains, etc) permet au fromage de devenir l’ingrédient central de bouchées de dégustation créatives, parfois très sophistiquées (comme celles qui associent fromage de Brie et figues, mont d’or et truffes, fourme d’Ambert et sauternes, etc). Citons encore l’ouverture récente de bars à fromage ciblant une clientèle jeune, urbaine et « branchée », avide de rencontres et de découvertes gourmandes.

Le fromage tend également à réintégrer la séquence du dessert dont il faisait autrefois partie, renouvelant ainsi l’ancien mariage sucré-salé de la fin de repas. En Corse, cette pratique n’avait jamais disparu : le brocciu – un fromage frais à base de petit-lait de brebis ou de chèvre – est parfois mangé tel quel en dessert, accompagné de sucre ou de confiture de figues. Ce même brocciu entre également dans la composition de différentes pâtisseries comme le fiadone (une tarte froide aux arômes de citron). Sur le continent, un dessert traditionnel de la région des Causses, dans le sud de l’Aveyron, porte le nom de flaune : il consiste en un fond de pâte brisée garni d’un flan à base d’œufs, de sucre, de fleur d’oranger et de « recuite ». Ce terme désigne un fromage obtenu en faisant chauffer le petit-lait de brebis récupéré lors de la fabrication du roquefort ou du pérail. Dans le pays basque, le grueil désigne un fromage à la texture grumeleuse obtenu en faisant bouillir le lactosérum de brebis ; on le déguste avec du miel local ou de la confiture de cerises noires récoltées dans le village d’Itxassou. Outre ces spécialités à base de petit-lait, les fromages frais entrent depuis longtemps dans la composition de tartes et de desserts. Certains d’entre eux sont nés Outre-Atlantique (cheesecake) ou sont d’origine transalpine (tiramisu).

Aujourd’hui, certains chefs servent en dessert différents types de fromages accompagnés de fruits qu’ils ont préalablement travaillés (en les faisant mariner, réduire ou confire). Plusieurs d’entre eux, ainsi que de nombreux blogueurs et blogueuses culinaires, ont créé de nouvelles recettes qui ne se limitent plus aux traditionnels fromages frais aux saveurs peu marquées : millefeuilles confectionnés avec des tuiles au parmesan ou au comté, tarte sablée aux mûres et au St Agur (Pierre Gagnaire), tarte pomme-coco-fromage de chèvre de Valençay (Philippe Conticini), ,glace à la poire et au roquefort, mousse de maroilles, camembert au fruits secs arrosé de caramel liquide... Cette tendance n’est pas spécifique au fromage : depuis plusieurs années déjà, de nombreux légumes (carotte, citrouille, betterave, fenouil, petits pois, courgette, poivron…) sont eux aussi intégrés dans des desserts sucrés. Outre la recherche de nouvelles saveurs et la redécouverte du sucré-salé (stimulée par le goût pour les cuisines du monde), la réintroduction du fromage au dessert correspond au désir actuel d’une cuisine gourmande, inventive et originale, qui adore casser les codes et entend « faire bouger les lignes ». On le sait, les Français se sont remis aux fourneaux et ils aiment plus que tout régaler… mais aussi surprendre leurs proches et leurs amis (et susciter leur admiration). La « dessertification » (avec deux s) du fromage a encore de beaux jours devant elle !

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