Les océans regorgent d’une ressource – les algues - qui, selon certains, pourrait contribuer à nourrir les 10 milliards d’humains qui peupleront la Terre en 2050. Une telle vision relève-t-elle du rêve ou peut-elle devenir réalité ?

Se développant presque toutes en milieu aquatique, les algues sont des végétaux chlorophylliens : grâce à leurs molécules de chlorophylle, elles sont capables de capter l’énergie du soleil pour croître et se multiplier. Le rayonnement solaire leur permet en effet de transformer les sels minéraux, l’eau et le CO² atmosphérique en matière végétale vivante. Appelé « photosynthèse », ce processus de fabrication de biomasse s’accompagne d’un rejet d’oxygène dans l’atmosphère. Il y a plus de 3 millions d’années, les « algues bleues » ou cyanobactéries ont été les premiers êtres vivants à produire et à rejeter dans l’atmosphère l’oxygène nécessaire à notre vie.

On distingue les macro-algues, qui sont des organismes pluricellulaires, et les micro-algues. De taille microscopique car constituées d’une seule cellule, ces dernières appartiennent à des dizaines de milliers d’espèces différentes ! Les micro-algues, qui constituent le phytoplancton, se trouvent en suspension dans les océans et les eaux douces. A contrario, la plupart des macro-algues sont fixées sur un support (rocher, coquille, autre algue…), et elles peuvent former en mer de véritables « champs » d’algues. Elles ont été autrefois classées en trois groupes, qui correspondent en réalité à des lignées évolutives bien distinctes : algues rouges (environ 6000 espèces), brunes (1800 espèces) et vertes (1200 espèces).

Depuis plusieurs décennies, l’industrie alimentaire extrait de ces macro-algues marines de nombreux composés dotés d’un pouvoir stabilisant, épaississant ou gélifiant (ces additifs alimentaires sont repérables sur les étiquettes des produits par leur numéro de code, compris entre E400 et 407). Les plus connus sont l’agar-agar, les alginates et les carraghénanes (à elle seule, la France réalise le cinquième de la production mondiale de ces trois familles de substances, dont l’extraction est assurée dans les installations bretonnes des firmes internationales Cargill et Dupont). D’autres molécules ont une fonction de conservateur ou de colorant (béta-carotène, par exemple).

Ces différents extraits d’algues entrent dans la composition d’un nombre considérable de produits alimentaires industriels : glaces et crèmes glacées, desserts lactés, laits gélifiés, crèmes, biscuits, sauces, plats cuisinés, pâtes à tartiner, produits carnés, produits de la pêche, gommes à mâcher ou encore bonbons (en remplacement de la gélatine animale). Les secteurs de la pharmacie et de la cosmétique trouvent, eux aussi, dans les algues marines de nombreuses molécules d’intérêt.

L’utilisation par l’homme des macro-algues marines a toutefois commencé bien avant l’apparition de ces industries. Rédigé il y a probablement 2000 ans, le plus ancien traité de médecine chinois relatif aux remèdes (le Shennong bencao jing) comporte un chapitre entièrement dédié aux algues. Et au IV° siècle de l’ère chrétienne, l’empereur du Japon percevait une partie de l’impôt sous forme de feuilles de nori (l’algue rouge qui enveloppe les maki du restaurant japonais). Dans de nombreuses zones côtières du monde, les algues étaient traditionnellement employées pour nourrir les animaux, se chauffer, confectionner litières et matelas et, souvent, améliorer les terres agricoles. L’apport d’algues augmente en effet la capacité de rétention d’eau des sols et leur fournit des éléments minéraux utiles à la croissance des plantes (plus récemment, l’essor de l’agriculture biologique a favorisé celui des « phytostimulants » à base d’algues).

En France, sous le règne de Louis XIV, les algues de Bretagne ont trouvé un débouché supplémentaire : celui des manufactures fabricant du savon et du verre (pensons à la Galerie des glaces de Versailles). Ces ateliers avaient en effet besoin de soude, laquelle pouvait être obtenue à partir de la cendre issue d’algues incinérées dans les « fours à goémon ».

Chez certains peuples, les macro-algues marines constituent aussi un aliment à part entière. Depuis des siècles, elles sont régulièrement consommées en Asie du Sud-Est, en raison de leur abondance, de leur disponibilité et de leurs atouts nutritionnels : richesse en protéines et en fibres, en acides gras oméga 3, en vitamines, minéraux et oligoéléments (calcium, magnésium, manganèse, iode, zinc, cuivre…), en anti-oxydants…

Aujourd’hui, le continent asiatique concentre à lui seul 96 % de la production mondiale d’algues marines. Une production qui, selon la FAO, est passée de 2 millions de tonnes en 1970 à 25 millions en 2012. Ce volume se répartit équitablement entre algues brunes et algues rouges, la production d’algues vertes étant très marginale (moins de 1 % du total). La Chine est le leader mondial, avec 14 millions de tonnes d’algues fraîches produites par an, devant l’Indonésie (5 Mt), les Philippines (1,5 Mt), la Corée du sud (1 Mt) et le Japon (0,7 Mt). Ce sont les Sud Coréens qui détiennent le record mondial de consommation avec plus de 14 kilos d’algues par habitant et par an, devant les Japonais.

Dans tous ces pays d’Asie, les algues marines utilisées par l’homme sont cultivées, et cette culture est réalisée principalement à des fins alimentaires (au niveau mondial, 95 % de la production sont issus de « l’algoculture »). Ailleurs dans le monde, c’est l’inverse : les producteurs non asiatiques récoltent des algues sauvages, et celles-ci ne se retrouvent pratiquement jamais dans les assiettes de leurs consommateurs.

En France, le volume d’algues fraîches récolté annuellement (en Bretagne, pour la quasi-totalité) s’établit aux alentours de 80.000 tonnes, ce qui fait de notre pays le second producteur européen, derrière la Norvège. La filière française des algues marines regroupe près de 80 entreprises de récolte et/ou de transformation, et fournit des emplois à 1600 personnes. Une quarantaine de navires goémoniers assure l’essentiel de la production française mais 15 % sont toujours issus de la récolte manuelle des « algues de rive » (par 50 récoltants professionnels et 300 occasionnels). En revanche, la culture des algues marines représente à peine 1 % de la production totale : aux cinq entreprises « historiques » (toutes bretonnes) se sont toutefois ajoutés, au cours des 4 ou 5 dernières années, de nouveaux entrants. Enfin, pour couvrir leurs besoins de « matières premières », les industriels français de la transformation des algues importent 15 à 20 000 tonnes d'algues séchées par an, essentiellement en provenance du Chili et des Philippines. Les trois quarts des quantités d’algues récoltées sur nos côtes sont destinés à l’industrie des hydrocolloïdes (gélifiants), le reste aux autres usages industriels.

Une vingtaine d’espèces de macro-algues marines est aujourd’hui autorisée à la consommation par les autorités sanitaires françaises. Mais seules six sont réellement commercialisées : le kombu, le wakamé, la nori, la dulse, la laitue de mer et le haricot (ou spaghetti) de mer. Dans notre pays, les « légumes de la mer » suscitent encore de nombreux freins, malgré l’engouement pour les sushis, une tendance alimentaire qui a permis à nos concitoyens de découvrir les algues. Une étude récente réalisée par AgroCampusOuest montre que 36 % des enquêtés déclarent manger des algues « au moins une fois par mois ». Mais cette consommation se réalise principalement sous trois formes « japonaises » : les sushis, les soupes et les salades de wakamé. A l’inverse, 42 % des interviewés mangent rarement des algues (« moins d’une fois par an »), voire jamais. 89 % de ces non-consommateurs affirment néanmoins être « prêts à goûter des produits aux algues ». L’absence des algues dans notre culture alimentaire française et leur faible « accessibilité mentale » (on n’y pense pas), la méconnaissance de ces produits, leur faible disponibilité (chez les poissonniers par exemple), l’image négative des marées vertes souillant les plages ou encore la crainte d’un goût trop particulier contribuent à limiter la consommation des algues sous d’autres formes que celle, exotique, des sushis. En France, la hausse de la consommation devra donc passer par un accompagnement du consommateur. Il faudra le rassurer, rendre visibles et lui faire découvrir (déguster) les très nombreux produits « d’inspiration française » à base d’algues… qui sont déjà plus de 400 aujourd’hui : rillettes et tartares d’algues, soupes et sauces, biscuits, pâtes et riz ou encore moutarde, sel ou vinaigre aux algues… Sans parler des « perles de saveurs » : des billes constituées d’une membrane d’algues enfermant un liquide ou une purée de fruits, et qui explosent en bouche en libérant leurs saveurs.

L’enjeu de la future demande mondiale en protéines

En 2050, 9 à 10 milliards d’êtres humains, soit 2 milliards de plus qu’aujourd’hui, peupleront la Terre. Le premier défi sera de fournir à tous des quantités suffisantes d’aliments sûrs et sains, tout en perturbant le moins possible l’environnement et le climat. Outre une meilleure répartition des richesses – l’extrême pauvreté est aujourd’hui la première cause de la faim dans le monde ! - la production agricole devra être, en parallèle, fortement accrue (et les gaspillages - un tiers de la production alimentaire mondiale - drastiquement réduits). Or les disponibilités en sols cultivables, en énergie et en eau d’irrigation sont limitées. Par ailleurs, l’intensification des cultures et des élevages risque de générer de nouvelles pollutions et d’accroître encore les émissions de gaz à effet de serre, de renforcer les craintes pour la santé humaine (pesticides, résistance aux antibiotiques) et d’amplifier encore les controverses (sur les OGM, la souffrance animale, etc).

Selon certains spécialistes, l’utilisation des algues peut contribuer à relever ce défi d’une alimentation durable pour tous. Dans certaines conditions, la culture des algues – en particulier des micro-algues - peut en effet fournir des quantités très importantes de biomasse (les rendements peuvent être jusqu’à 20 fois supérieurs à ceux du blé, du maïs ou du colza !). Et à la différence des plantes terrestres, les algues n’ont pas besoin de terres arables…

Les micro-algues : un potentiel considérable à exploiter

Bien qu’en croissance, la culture des micro-algues marines est encore très faible : quelques milliers de tonnes seulement au niveau mondial (contre 25 millions de tonnes pour les macro-algues). Ces micro-algues marines sont aujourd’hui principalement exploitées pour l’élaboration d’additifs alimentaires, pour nourrir les mollusques, crustacés et poissons d’élevage ainsi que pour produire des molécules intéressant l’industrie pharmaceutique et cosmétique. Ces cultures sont le plus souvent réalisées en milieu confiné et, pour des raisons de simplicité, elles portent sur une seule espèce. En France, des recherches sont en cours (à l’IFREMER de Palavas) pour mettre au point des techniques permettant de cultiver simultanément plusieurs espèces de micro-algues marines et en plein air. De tels dispositifs, moins coûteux que les systèmes confinés, pourraient représenter une source accessible de nourriture et d’énergie pour les pays pauvres situés à proximité de l’équateur. Ces derniers bénéficient en effet d’un fort ensoleillement (propice au développement des algues, organismes photosynthétiques) et d’une température élevée de l’eau de mer (favorisant la croissance rapide de la biomasse algale).

Plus que la culture des algues des océans, c’est la production par l’homme de certaines micro-algues originaires de lacs salés ou vivant en eau douce qui, en termes alimentaires, semble présenter les perspectives les plus intéressantes. Certaines d’entre elles affichent une richesse en protéines et en certains autres nutriments (minéraux et vitamines) exceptionnellement élevée.

L’une des plus connues est la spiruline, une algue microscopique dont les colonies prennent la forme de filaments spiralés comme des ressorts (d’où son nom). Elle était autrefois consommée par les peuples d’Amérique centrale (Aztèques, Mayas…) qui la trouvaient dans les lacs salins. De nos jours, la spiruline continue d’être ramassée par les populations vivant sur la rive nord du lac Tchad : son eau a la particularité d’être très basique (pH 11), ce qui favorise l’expansion spontanée de cette micro-algue. L’eau du lac est prélevée par les femmes qui la déposent ensuite au creux de cuvettes de sable, ce qui permet de la filtrer et de récupérer en surface des « galettes » de spiruline.

La spiruline est très riche en protéines (70 % !), en vitamines (notamment B12), en fer, en carotène… Ses atouts nutritionnels permettent à ceux qui consomment de limiter fortement le risque de carences alimentaires. Aujourd’hui, dans l’est du continent africain, à Madagascar et dans d’autres régions du monde où sévissent la faim et la malnutrition, se sont créées des petites unités villageoises de production de spiruline. La spiruline est également cultivée industriellement un peu partout dans le monde, en vue de produire des compléments alimentaires vendus aux habitants des pays riches (entre autres de la vitamine B12 destinée aux végétaliens : leur alimentation qui exclut tout produit d’origine animale n’apporte pas cette vitamine).

L’autre grande star actuelle des micro-algues d’eau douce est la chlorelle. Ses atouts nutritionnels sont, là encore, exceptionnels. Les Japonais ont été les premiers à la cultiver, en bassins à ciel ouvert, dans les années 1970. Comme la spiruline, la chlorelle est commercialisée sous forme de complément alimentaire et, plus récemment, sous forme de farine. L’utilisation de cette dernière permet d’obtenir des émulsions et des textures crémeuses ou épaisses tout en réduisant l’ajout de matières grasses.

Au cours de ces dernières années, les installations industrielles de culture de micro-algues se sont multipliées. La technique la moins coûteuse (en investissements et en énergie) est la culture en bassins extérieurs non couverts. Mais le système est difficilement contrôlable et présente le risque d’une contamination des cultures d’algues par l’environnement extérieur. La seconde technique est la production en photobioréacteur (PBR). Ce terme désigne un système « fermé » constitué de longues tubulures de verre exposées à la lumière et ayant la forme de serpentins. Dans ces tubes, circule le milieu de culture dans lequel les micro-algues en suspension se multiplient en utilisant l’énergie gratuite du soleil. Des ordinateurs contrôlent finement les conditions de production (température, pH, etc), ce qui assure un excellent rendement et offre également la possibilité de cultiver un plus grand nombre d’espèces de micro-algues.

Cette production en photobioréacteurs contribuera-t-elle à nourrir le monde en 2050 ? Théoriquement, elle pourrait permettre la fabrication massive de protéines végétales destinées aux installations piscicoles, voire directement à l’alimentation des humains. Mais de nombreux défis restent à relever : celui du transfert à l’échelle industrielle de procédés de fabrication mis au point en laboratoire ou dans des unités pilote, celui lié à la sécurité sanitaire des produits ou encore celui du coût de production. Ce dernier demeure pour l’instant beaucoup trop élevé, et il faudra sans doute attendre longtemps avant que les micro-algues deviennent un aliment financièrement accessible à tous. Pour l’instant, la rentabilité des entreprises cultivant des micro-algues ne peut être obtenue qu’en commercialisant ces dernières auprès d’une clientèle aisée, sous forme de produits haut de gamme (compléments alimentaires, boissons à base de spiruline, pâtes incorporant des micro-algues, farines de chlorelle permettant de faire des préparations culinaires allégées en lipides…) et vendus à grand renfort de marketing, de promesses de santé et de jeunesse éternelle !

Outre l’alimentation, bien d’autres applications potentielles des micro-algues font actuellement l’objet de nombreuses recherches et expérimentations dans le monde. La très grande biodiversité de cette famille de végétaux - plusieurs dizaines, voire centaines de milliers d'espèces, dont très peu sont aujourd'hui connues - ouvre la voie à la production de nouvelles molécules thérapeutiques. En matière de préservation de l’environnement et de la santé, les cultures de micro-algues ont déjà montré leur intérêt pour traiter différents types d’effluents (eaux résiduaires urbaines, effluents d’élevage, effluents industriels, lixiviats de décharges…), pour fixer les métaux lourds ou encore pour capter le CO² atmosphérique en excès. A ce propos, une étude récente de l’International Institute for Applied Systems Analysis (IIASA) publiée en décembre 2015 dans la revue Carbone Balance and Management affirme que la culture à grande échelle de micro-algues pour l’alimentation du bétail permettrait à elle seule de limiter la hausse moyenne de la température du globe à 2,1 ° à l’horizon 2100 !

La production de biocarburants est également très  étudiée : certaines espèces peuvent en effet accumuler dans leurs cellules des quantités considérables de lipides. La fabrication de biofuels issus d’algues libérerait en outre des terres arables pour cultiver davantage d’aliments). Autre exemple : à Hambourg, un système de chauffage de logements via des cultures de chlorelles a été installé en 2013. La façade de l’immeuble a été couverte de photobioréacteurs, grands panneaux de verre à l’intérieur desquels se multiplient – en dégageant de la chaleur qui est récupérée pour le chauffage - des micro-algues en suspension dans un milieu de culture. A Nantes, un laboratoire du CNRS réalise des essais de fabrication d’un biobitume « écologique » pour la couverture des routes, en substitution au bitume issu du pétrole. Pour obtenir ce biobitume, des micro-algues sont chauffées pendant une heure à 260 °C sous pression. Le matériau qui en résulte a une composition chimique différente du mais présente les mêmes propriétés physiques que le bitume pétrolier, à savoir résistance et flexibilité, tout en étant écologique et plus durable. Mais là encore, se posent les questions de la fabrication à grande échelle et de son coût de revient.

Quelques sources bibliographiques…

Les secrets des algues. V. Leclerc et J.Y. Floc'h. Editions Quae, 2014

Les microalgues, promesses et défis. Sialve B. 1 , Steyer J-P. 1 1 INRA UR 050 - Laboratoire de Biotechnologie de l’Environnement, Narbonne. Innovations Agronomiques 26 (2013), 25-39.

AlgoSolis : une plateforme de recherche dédiée à l'exploitation industrielle des micro­algues. CNRS, communiqué du 25 juin 2015 - http://www2.cnrs.fr/presse/communique/4113.htm

Quel futur pour notre alimentation ?  Pierre  Feillet. Editions Quae, 2014.

Centre d’Etudes et de Valorisation des algues (CEVA) : www.ceva.com

Chambre syndicale des Algues et végétaux marins : www.chambre-syndicale-algues.org

Site du Pôle halieutique d’AgroCampusOuest, établissement d’enseignement supérieur et de recherche agronomique. Rennes. http://halieutique.agrocampus-ouest.fr/

Utilisation et consommation de la spiruline au Tchad - Mahamat Sorto (Institut Tchadien de Recherche Agronomique pour le Développement - ITRAD) – Communication lors du séminaire international Food-based approaches for a healthy nutrition - Ouagadougou, 23-28 / 11 / 2003.

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