Article à paraître dans la 3° édition de l'ouvrage collectif "Aliments fonctionnels" , Ed . Lavoisier Tec & Doc (sous la direction de V. Coxam et al.)
1. Nos concitoyens se méfient des innovations technologiques - En France, les résistances sociales aux innovations technologiques apparaissent, dans l’ensemble, relativement fortes. Et cette méfiance ne cesse de croître. Ainsi, en 2005, 49 % de nos concitoyens estimaient que vivre à proximité...
d’une antenne relais pour téléphones mobiles favorisait l’apparition d’un cancer (ce que démentaient et démentent toujours les études scientifiques). Cinq ans plus tard, cette proportion était passée à 69 % [1]. Il existe certes des exceptions - sur lesquelles nous reviendrons – comme, par exemple, l’exposition de tous les utilisateurs de téléphones mobiles aux radiofréquences. En 2013, les experts de l’ANSES notaient : « certaines publications évoquent une possible augmentation du risque de tumeur cérébrale, sur le long terme, pour les utilisateurs intensifs de téléphones portables (…) en cohérence avec [leur] classement proposé par l’OMS comme cancérogène possible. » [2] Logiquement, ces conclusions auraient du, dans le contexte actuel, susciter dans l’espace public l’expression de nombreuses et fortes craintes, voire modifier le comportement des utilisateurs. Or cela n’a pas été le cas.
Hormis ces quelques contre-exemples, la montée des inquiétudes est bien réelle. Et elle ne concerne pas seulement les innovations technologiques mais également certaines techniques anciennes issues de la science. Ainsi, en 2000, seulement 8,5 % des Français étaient défavorables à la vaccination. En 2010, la méfiance avait conquis 38,2 % de la population.[3] Certes, les vaccins ne sont pas dénués de risques mais ces derniers sont infiniment plus faibles que les services considérables que la couverture vaccinale rend à la société (chute spectaculaire de la mortalité infantile). Dans un article publié en avril 2015[4], le sociologue Gérald Bronner note qu’aux Etats-Unis, des cas mortels de rougeole sont réapparus récemment : certains parents, pourtant instruits et aisés, ont décidé de ne pas protéger leurs enfants par peur des risques associés aux vaccins (effets secondaires et adjuvants). Cela illustre le fait, estime le chercheur, que les habitants des sociétés occidentales sont de plus en plus contaminés par les « arguments de la peur », ceux qui les diffusent – notamment sur le web et les réseaux sociaux - instillant dans les esprits l’idée que « toute innovation agronomique ou médicale est susceptible de provoquer une apocalypse sanitaire et/ou environnementale ».
L’étude Eurobaromètre réalisée en 2010 sur le thème des biotechnologies[5] montre par ailleurs que nos concitoyens sont davantage « technophobes » que les membres des autres pays de l’UE. A la date de cette enquête, seulement 16 % des Français considéraient les nanotechnologies comme « sans danger pour [leur] santé et celle de [leur] famille ». Dans les 26 autres pays de l’UE, la proportion de citoyens sereins était largement supérieure (la moyenne, pour l’ensemble des Européens, s’établissait à 27 %).
Les réticences apparaissent particulièrement fortes lorsque les innovations technologiques concernent le domaine alimentaire. Dans ce même Eurobaromètre, seuls 11 % des Français jugeaient les OGM « sûrs pour les générations futures » (moyenne européenne : 21 %), 16% les estimaient « sans danger pour [leur] propre santé et celle de [leur] famille (contre 22 % dans l’ensemble de l’UE) et 14 % - contre 23 % des Européens - pensaient qu’il « faut encourager le développement des OGM ». De même, seulement 10 % des habitants de l’Hexagone considéraient le clonage d’animaux destinés à la consommation humaine comme « sans danger pour [leur] santé et celle de [leur] famille » alors que 20 à 25 % des Danois, des Espagnols, des Britanniques, des Italiens, des Néerlandais et des Belges considéraient cette technique comme dénuée de tout danger sanitaire.
Plus largement, c’est-à-dire au-delà des seules innovations en matière de technologies alimentaires, les mangeurs français sont de plus en plus nombreux à exprimer leurs inquiétudes vis-à-vis du contenu de leur assiette. Un sondage récent indiquait que plus d’un Français sur deux (55 % selon une étude IPSOS réalisée en 2015)[6] se déclarait « inquiet en ce qui concerne la qualité des produits alimentaires [qu’il] consomme ». Là encore, les Français se montrent plus méfiants que les habitants des autres pays occidentaux. En 2014, 59 % d’entre eux jugeaient « probable le risque que les aliments nuisent à [leur] santé », contre seulement 44 % des Allemands, 39 % des Américains, 33 % des Espagnols et des Anglais[7]
2. Les peurs alimentaires ne sont pas récentes
Les inquiétudes vis-à-vis des aliments et, plus particulièrement, des innovations ne constituent pas un phénomène récent, loin s’en faut. La nouveauté, en matière alimentaire, a toujours suscité des peurs (Ferrières, 2002). Et l’alimentation elle-même, en dehors de tout changement, a depuis l’aube des temps généré bien des angoisses : tout au long de l’histoire de l’humanité (et jusqu’au siècle dernier en Europe), les hommes ont craint de manquer de nourriture. A cette peur d’ordre quantitatif s’ajoutaient des inquiétudes relatives à la qualité des aliments et de l’eau consommés, lesquels étaient couramment contaminés par des bactéries, virus, parasites ou toxines (ergot de seigle, toxine botulinique, vert-de-gris, etc). Sans parler, chez les « puissants », de la peur permanente des empoisonnements criminels via la nourriture et la boisson. Certaines techniques qui ont pourtant représenté une source de progrès fantastiques sur le plan de l’hygiène alimentaire ont eu, dès leur apparition, de farouches détracteurs. Ainsi, par exemple, l’invention des conserves par le Français Nicolas Appert à la fin du XVIII° siècle a suscité chez certains de ses contemporains le refus de « manger des cadavres en boîtes » alors même que l’appertisation permettait de conserver sans risque bactériologique des aliments pendant plusieurs mois, voire plusieurs années.
A partir du XIX° siècle, l’éloignement progressif du spectre de la famine, ainsi que les progrès spectaculaires en matière d’hygiène ont semblé faire disparaître les craintes des mangeurs. Mais l’accalmie a été de courte durée. Dès les années 1950, de nouvelles peurs sont réapparues. Avant que ne s’ouvre l’ère des crises alimentaires initiée avec l’ESB (vache folle) en 1996, des rumeurs mettaient en garde contre le risque de consommer certains produits. Comme, par exemple, ceux contenant les additifs (presque tous inoffensifs) que le célèbre tract de Villejuif - prétendument issu du très réputé Centre anti-cancer situé dans cette ville de la région parisienne - présentait comme hautement cancérogènes. D’autres légendes urbaines déconseillaient vivement d’aller manger dans les restaurants chinois récemment ouverts dans les villes ou de fréquenter les fast-food « américains » (ces derniers étaient parfois accusés de servir des hamburgers confectionnés à partir de vers de terre). Si, dans un premier temps (dans les années 1960 et 1970), la méfiance portait souvent sur les nourritures « exotiques », elle a par la suite concerné davantage les innovations technologiques - four à micro-ondes, irradiation des aliments, OGM, clonage des animaux d’élevage… - ainsi que les nouvelles méthodes de production des aliments courants (qualifiées de « chimiques »ou « d’artificielles »).
3. Les raisons de la peur et de la défiance
Comment expliquer cette montée continue, depuis cinq ou six décennies, des peurs alimentaires, notamment de celles suscitées par certaines innovations technologiques ou de produits ? D’où vient la défiance croissante des Français vis-à-vis de l’industrie alimentaire ? Bien entendu, les multiples crises et leur hyper médiatisation – vache folle, listéria et salmonelles dans les charcuteries et les fromages, poulets à la dioxine, fièvre aphteuse, grippe aviaire, bactéries E. coli dans des steacks hachés ou des graines germées, lasagnes à la viande de cheval, etc - ont fortement contribué à amplifier les craintes et les soupçons a priori. Au traitement médiatique de ces crises aiguës s’ajoute, en période « calme », nombre d’articles et dossiers aux titres choc : « Alimentation. Comment l’industrie nous manipule » (L’Express, juin 2012) ; « Oui, les OGM sont des poisons » (Le Nouvel Observateur, 20 septembre 2012) ; « Ces aliments qui nous empoisonnent » (Que Choisir, hors-série juillet 2015), « Que peut-on encore manger ? » (Le Point, 5 novembre 2015). Parallèlement, ces dernières années ont connu une inflation d’émissions de radio et de télévision sur le thème de l’alimentation, dont beaucoup sont « à charge » et possèdent un contenu fortement anxiogène.
Ces médias traditionnels possèdent un très fort impact, qui amplifie les peurs liées à l’alimentation et aux innovations dans ce domaine. Remarquons à ce propos que le thème de l’alimentation est en lui-même très attractif pour les médias car il est la source potentielle d’une audience élevée. Le sujet est en effet très « concernant » (chacun de nous mange plusieurs fois par jour !) et il revêt une forte dimension émotionnelle. Par ailleurs, il peut être traité sous une forme très concrète et vivante (reportages, témoignages…) ainsi que sous de multiples angles (y compris l’angle polémique). Et il connaît un renouvellement permanent : sans cesse émergent de nouveaux scandales, affaires et crises, mais aussi des innovations techniques, de nouveaux produits, les résultats de nouvelles études... Enfin, les motifs potentiels de craintes pour la santé, l’environnement ou encore le bien-être animal sont innombrables et constituent autant de sujets « vendeurs » (des modes « industriels » de production agricole et de transformation agro-alimentaire aux différents types de contaminants en passant par les emballages ou l’incorporation d’ingrédients de qualité douteuse mais à faible coût).
La façon même dont beaucoup de médias traitent aujourd’hui des questions d’alimentation concourt à accroître le degré d’inquiétude de nombreux téléspectateurs, auditeurs ou lecteurs. De plus en plus, ces organes d’information développent des approches « investigatrices » accrocheuses (« nous allons vous faire des révélations ») et réalisent des mises en scène dramatisantes (images, musique), cherchent à faire se confronter des points de vue polémiques (mais pas toujours représentatifs ou fondés scientifiquement), font une utilisation courante des « caméras cachées »… sans parler de l’effet dévastateur de la formule, devenue récurrente : « ces responsables / experts / élus… n’ont pas souhaité nous recevoir ». (CNA, 2014).
Pour autant, on ne peut réduire les causes de l’essor récent des peurs alimentaires aux seules crises et au traitement par les médias du sujet « alimentation ». Les raisons de cette anxiété sont nombreuses, profondes et, pour certaines, aussi anciennes que l’humanité elle-même… En effet, depuis le début de son histoire, l’homme se méfie spontanément de la nourriture : les peurs alimentaires ont, pour partie, une dimension « anthropologique », elles sont constitutives de notre condition humaine.
3.1 La nouveauté suscite chez le mangeur omnivore un comportement paradoxal, source d’anxiété
Un aspect fondamental de la relation de l’homme à son alimentation mérite d’être rappelé… Face à un aliment ou à un mets qu’ils ne connaissent pas, tous les représentants du genre Homo font preuve d’un comportement paradoxal : ils sont spontanément attirés par cette nouveauté alimentaire et, dans le même temps, ils se montrent instinctivement méfiants vis-à-vis d’elle. La coexistence - et le tiraillement - entre cette néophilie et cette néophobie est une caractéristique propre à tous les omnivores, qu’il s’agisse des souris, des rats, des porcs, de certains singes ou des humains. Cette tension a été qualifiée de « paradoxe de l’omnivore » par le psychologue américain Paul Rozin.
La fonction première de la néophobie est la protection. L’aliment inconnu est spontanément perçu comme une source potentielle de danger. Le mangeur omnivore « sait » en effet que cette nourriture non familière peut lui causer des troubles digestifs, voire l’empoisonner et le faire périr (il n’est pas capable de distinguer d’instinct les « bons » aliments des « mauvais »). La prudence le conduit donc à rejeter l’aliment inconnu ou, a minima, à l’ingérer avec beaucoup de précautions. De même, la néophilie a elle aussi un sens : ne pouvant extraire d’un seul type d’aliment tous les nutriments dont son organisme a besoin, l’omnivore est contraint de diversifier son alimentation. L’attrait spontané vers la nouveauté l’aide alors à répondre à cette nécessité biologique de manger (un peu) de tout.
Ce dilemme (ou paradoxe) entre ces deux nécessités contradictoires - varier ses apports alimentaires et se protéger de la nouveauté - est en lui-même source d’un profond malaise et d’une anxiété plus ou moins consciente vis-à-vis de l’alimentation. Fort heureusement, l’insertion de l’individu dans une culture alimentaire et culinaire (avec ses règles, ses rites et ses mets familiers… et rassurants) permet, en grande partie, d’apaiser ses angoisses. Ces dernières ne demandent cependant qu’à resurgir lorsque, par exemple, une « innovation » se présente.
A la différence des autres omnivores, le comportement alimentaire du mangeur humain présente une particularité supplémentaire. Nos choix alimentaires sont en effet déterminés, pour partie, par une croyance universelle désignée sous le nom de « principe d’incorporation » (Fischler, 2000). Cette croyance peut être formulée de la façon suivante : nous sommes (devenons) ce que nous mangeons. L’aliment présente en effet cette particularité : nous l’incorporons, au sens littéral du terme, c’est-à-dire que nous le faisons pénétrer en nous, au plus profond de notre corps. De là naît la croyance selon laquelle en mangeant (en in-corporant) un aliment, nous incorporons du même coup les propriétés symboliques et imaginaires que nous attribuons à cet aliment. Ces propriétés peuvent être positives (si je mange de la viande rouge, je serai fort comme un boeuf ; si je consomme des produits laitiers, je serai pur et léger) ; mais elles peuvent aussi apparaître comme négatives (manger du veau aux hormones ne va-t-il pas modifier mon identité sexuelle ? Consommer un aliment génétiquement modifié ne va-t-il pas changer ma propre nature ?). Le principe d’incorporation entraîne ainsi la crainte d’ingérer un « mauvais » aliment. Lequel n’est pas seulement celui qui pourrait, physiologiquement, nous rendre malade ou nous faire mourir mais aussi celui qui pourrait, à notre insu, altérer notre identité de mangeur : étant ce que je mange, si je ne sais plus ce que je mange, je ne sais plus qui je suis. Or, cette perte d’identité est source, elle aussi, d‘une forte anxiété. Une anxiété tout aussi ancestrale que celle résultant du paradoxe de l’omnivore.
3.2 Depuis les années 1950, ces peurs archaïques ont été réactivées et amplifiées
Pour une part, la réactivation récente de ces angoisses alimentaires « anthropologiques » résulte des mutations très rapides et profondes qui, dans notre pays, ont affecté le système alimentaire à partir de la fin de la Seconde guerre mondiale. Ces mutations de la filière alimentaire qui ont conduit à l’apparition de nouveaux aliments (dits « transformés ») et à la naissance de nouvelles techniques et technologies de production et de distribution sont bien connues : il s’agit de la modernisation de l’agriculture, de l’industrialisation de la production de nourriture, de l’apparition de la grande distribution et de la mondialisation des échanges (cette dernière ayant fait quasiment disparaître les rassurants « circuits courts »). L’aliment « nouveau » qui est né de ces différentes révolutions a vu son statut profondément changé… Il n’est plus produit (ou collecté, chassé ou pêché) par celui qui le mange. Venu le plus souvent « d’ailleurs » et de plus en plus modifié (transformé) par l’industrie, l’aliment d’aujourd’hui n’est plus cet objet autrefois bien connu et familier, simple, stable dans le temps… Il est devenu un bien de consommation banalisé, souvent complexe et changeant (au rythme rapide des vraies ou fausses innovations), et fabriqué comme n’importe quel bien industriel dans des usines lointaines et perçues comme des « boîtes noires ». Un bien dont l’origine agricole est, de surcroît, de plus en plus souvent oubliée par un consommateur devenu citadin.
De cet aliment « nouveau » qu’est l’aliment industriel, le mangeur d’aujourd’hui ignore beaucoup de choses : sa composition réelle, l’origine géographique de ses ingrédients, les modalités de sa production agricole, les process industriels qu’il a subis, le circuit qui l’a conduit de la fourche à la fourchette… Le processus d’industrialisation et de mondialisation de la nourriture ont ainsi généré un éloignement, voire une rupture, entre le mangeur et ses aliments, entre le consommateur final et le producteur agricole. Et cela d’autant plus que, dans le même temps, notre pays voyait son urbanisation s’accélérer. Aujourd’hui, 8 Français sur 10 vivent dans un espace urbain et seuls 3 % de la population active travaillent encore dans l’agriculture… contre 31 % en 1955. Cet éloignement de nos concitoyens vis-à-vis de la terre, de la nature et de la production agricole a aussi contribué à changer le rapport à l’aliment et a fortement distendu le lien social et de confiance qui les unissaient aux producteurs traditionnels d’aliments, les agriculteurs. In fine, la filière qui part du champ pour se terminer dans l’assiette s’est considérablement allongée (multiplication des intermédiaires), complexifiée, opacifiée et déshumanisée. Ce faisant, le mangeur contemporain éprouve le sentiment d’une absence totale de maîtrise et de contrôle sur sa nourriture… ce qui renforce son anxiété.
Un autre facteur explicatif de la montée des peurs alimentaires au cours de ces dernières décennies réside dans le déclin des règles, normes, rituels, traditions et habitudes alimentaires que fournissaient autrefois au mangeur sa culture d’appartenance, sa religion, sa famille ou son groupe social. Ces repères permettaient à chacun de ne pas avoir à se poser de questions sur ce qu’il allait manger (le repas du dimanche était toujours plus ou moins le même, chez les catholiques, le vendredi était le jour du poisson, etc). Or, ces différentes « institutions » qui encadraient l’alimentation des individus ont vu peu à peu leur influence se réduire tandis que s’accroissait l’autonomie des personnes dans les sociétés modernes. Parallèlement à ce déclin, l’offre alimentaire s’est considérablement développée : aujourd’hui, le consommateur est confronté à une situation d’hyperchoix, l’obligeant à arbitrer entre les milliers de références alimentaires différentes que lui propose son hypermarché. Or, les repères et critères de choix traditionnels n’ont pas été remplacés. Bien au contraire, le consommateur est saturé d’informations, de conseils et de messages publicitaires issus de sources multiples, et souvent changeants et contradictoires. Seul et sans boussole face à cette cacophonie, il est souvent désorienté… et son anxiété ne fait que s’amplifier. Pour apaiser leurs angoisses alimentaires, certains consommateurs cherchent alors refuge dans le « naturel », l’authentique, le traditionnel, le terroir, l’artisanal, le local… tandis que d’autres s’engagent dans des « régimes d’exclusion » qui bannissent tel ou tel ingrédient, aliment ou technique de production désignés comme le bouc émissaire de leurs frayeurs.
4. Une société globalement de plus en plus inquiète et « risquophobe »
Les peurs relatives à l’alimentation s’inscrivent dans un contexte sociétal plus large : celui d’une inquiétude marquée et croissante, chez beaucoup de nos concitoyens, dans de nombreux domaines en lien avec leur vie quotidienne : chômage, insécurité, système social, pouvoir d’achat…
La perception du risque a radicalement changé. Jadis, le risque – l’accident, la maladie, la faim, la mort… - était considéré comme un châtiment divin ou une fatalité. Ce risque venait principalement de la nature : c’était le tremblement de terre ou l’avalanche meurtrière, les animaux sauvages dangereux ou les plantes toxiques, la catastrophe climatique qui anéantissait les récoltes et entraînait les famines, le microbe qui tuait des milliers de personnes… Puis, à partir du XIX° siècle, l’homme a vu dans la science le moyen de se prémunir contre lui ou d’en minimiser les effets indésirables.
Toutefois, au cours des dernières décennies, le statut de la science et des technologies a changé : le prestige qui leur était attribué a peu à peu décliné. Si certains se déclarent encore convaincus que le génie inventif de l’homme sauvera la planète, éradiquera la faim dans le monde et résoudra les problèmes liés à la dégradation de l’environnement et au changement climatique, de plus en plus de citoyens ont une opinion diamétralement opposée. Ils pensent que la science et les technologies ne sont plus (ou plus systématiquement) sources de progrès et qu’elles peuvent, au contraire, accroître les risques sanitaires, environnementaux ou sociaux, voire conduire le monde à la catastrophe.
Ce renversement est pour partie lié au fait que les applications des sciences imprègnent beaucoup plus que par le passé notre vie quotidienne. De nombreux exemples ont montré que certaines technologies pouvaient s’accompagner d’effets catastrophiques (il suffit de citer les catastrophes nucléaires de Tchernobyl et de Fukushima). Parallèlement, la méfiance vis-à-vis des acteurs de la science (chercheurs, experts, institutions, hommes politiques) ne cesse de croître, alimentée par des « affaires » retentissantes comme celles de la vache folle, de l’amiante ou du sang contaminé. L’idée même du risque est devenue intolérable à beaucoup de nos concitoyens : ils le refusent et réclament une société ultra-sécurisée, une société de « risque zéro ». La perception s’est totalement inversée : aujourd’hui, c’est la science et la technologie qui, pour beaucoup, représentent le risque devenu inacceptable ; et c’est la nature qui apparaît comme la solution face aux conséquences perçues comme apocalyptiques de l’artificialisation et de l’industrialisation.
Depuis plusieurs années, une attitude se développe dans les média et une partie du grand public : celle d’une focalisation sur les effets négatifs d’une technologie ou innovation et, à l’inverse, l’absence de prise en considération des services potentiels que peut rendre à la société cette technologie ou innovation. Or, une évaluation objective demanderait de tenter d’apprécier celle-ci sous l’angle du rapport bénéfices / risques potentiels. Par ailleurs, nos concitoyens tendent à oublier que l’inaction peut parfois présenter un risque plus élevé que l’action (comme dans le cas du refus des vaccins évoqué plus haut).
5. L’apport des recherches sur l’acceptabilité sociale des innovations
Les recherches sur l’acceptabilité sociale des innovations ont démarré dans les années 1940 aux Etats-Unis. A cette époque, des travaux de sociologie rurale avaient été conduits sur les processus d’adoption, dans différentes communautés paysannes, des semences hybrides de maïs. Les résultats ont permis de montrer que la population d’agriculteurs étudiée pouvait être scindée en différents sous-groupes selon la vitesse avec laquelle les cultivateurs adoptaient l’innovation proposée (pionniers, adoptants précoces, retardataires, réfractaires, etc). (Ryan et Gross, 1943)
Les premiers travaux sur les facteurs déterminant la plus ou moins grande acceptabilité des risques ont été conduits en 1969. Ils ont montré que les individus ont une propension beaucoup grande à accepter les risques qu’ils ont pris volontairement (cigarette, conduite automobile, etc) que ceux qu’ils subissent. Les chercheurs ont également établi un lien positif entre l’acceptabilité des risques liés à un produit, une activité ou une technologie et les bénéfices attendus de l’innovation. (Starr, 1969)
A la fin des années 1980, les travaux de Paul Slovic (Slovic, 1987) ont confirmé et approfondi ces résultats. Des enquêtes ont montré que le risque que perçoit le grand public est souvent très différent du risque mesuré (à partir des probabilités d’accidents, des taux de morbidité et de mortalité constatés, etc). En effet, le jugement du public sur le risque ne dépend pas de ces chiffres et données objectives mais d’éléments qualitatifs, de l’expérience personnelle des individus, de leurs valeurs, de leurs émotions… Par ailleurs, le public confond très souvent danger et risque, ce dernier étant la combinaison du danger (source potentielle de dommage) et de sa probabilité d’occurrence. Mais cette notion « d’exposition » au risque est peu perçue par la plupart des personnes qui, spontanément, se focalisent uniquement sur le danger. C’est pourquoi les « profanes » (les individus non experts du sujet) ont tendance à surestimer ou, dans d’autres cas, à sous-estimer le risque réel. Certains risques identifiés comme mineurs (accidents d’avion par exemple) peuvent ainsi susciter dans l’opinion des craintes infondées (on parle alors d’amplification sociale du risque). A l’inverse, d’autres risques beaucoup plus probables et dangereux (alcool, tabac, accidents domestiques…) s’accompagnent d’une relative indifférence (atténuation sociale du risque).
Slovic a précisé les facteurs qui déterminent le caractère plus ou moins anxiogène et acceptable d’une activité, technologie ou innovation, et qui conduisent les personnes soit à en grossir soit à en minimiser les effets indésirables. La connaissance de ces facteurs peut s’avérer précieuse pour tenter d’anticiper certaines résistances sociales. Ainsi, le rejet d’une innovation est plus fort si ses effets perçus sont peu ou pas connus ou encore incertains (cas de risques « non familiers » tels que les OGM ou le clonage des animaux versus le four à micro-ondes), si ces mêmes effets sont invisibles (radiations nucléaires, ionisation des aliments), s’ils ne sont pas ou peu contrôlables (le conducteur d’une voiture sous-estime le risque d’accident car il pense qu’il aura les bons réflexes pour l’éviter ; en revanche, il surestime le risque d’avoir un accident d’avion car il se sentirait impuissant en cas de problème). De même, les risques sont surestimés lorsque leurs conséquences négatives sont différées dans le temps (comme les impacts santé à long terme des pesticides à la différence de ceux liés à la consommation d’un fromage fermier au lait cru), si ces risques sont subis (le mangeur ne « choisit » pas d’ingérer les additifs des aliments industriels à la différence des conserves maison qu’il a lui-même préparées), si ces risques sont étendus et fatals (le potentiel catastrophique des OGM, des additifs ou des pesticides est perçu comme plus élevé que celui lié à la consommation de baies de Goji).
Enfin, la perception des bénéfices a un impact sur l’acceptabilité du risque. Comme nous l’avons indiqué au début de ce chapitre, l’évocation, par l’OMS et l’ANSES, d’un possible risque de cancer du cerveau chez les utilisateurs intensifs du téléphone mobile aurait du être davantage relayée par les médias et inquiéter bien plus l’opinion publique. A l’inverse, parmi les très nombreux Français qui refusent les OGM (et les recherches dans ce domaine), certains le font par crainte de leurs effets négatifs sur la santé alors que ces impacts sont à ce jour non démontrés. L’explication de ce paradoxe tient entre autres au fait que dans le cas des OGM, le citoyen ne perçoit aucun bénéfice personnel à les consommer (pourquoi accepterait-il alors de prendre un risque, aussi minime soit-il ?). A contrario, il trouve dans l’utilisation des téléphones portables de multiples bénéfices qui font passer les risques réels à l’arrière-plan. (Setbon, 2014)
Ces facteurs anxiogènes universels relatifs aux caractéristiques de l’innovation et de ses effets ne sont toutefois pas les seuls à intervenir dans l’acceptabilité d‘une innovation. S’y ajoutent des variations inter-individuelles, liées aux caractéristiques de l’individu : âge (l’inquiétude est plus forte chez les personnes âgées), genre (les femmes apparaissent plus anxieuses que les hommes), lieu d’habitation, niveau d’études, CSP (les personnes aisées et instruites sont souvent davantage inquiètes vis-à-vis de ce qu’elles mangent). Dans le domaine alimentaire, l’acceptabilité dépend aussi du type de relation que le mangeur établit avec son alimentation ainsi que des représentations qu’il se fait de l’aliment et/ou de la technologie concernés. Il existe par ailleurs des variations inter-culturelles, elles-mêmes liées aux cultures alimentaires différentes dans lesquelles sont immergés les individus. (Debucquet, 2011).
Ainsi, par exemple, les mangeurs Français que l’on pourrait qualifier de « traditionnels » voient dans certaines innovations alimentaires telles que les plantes génétiquement modifiées, l’ionisation des aliments ou encore la polyploïdisation des huîtres une négation du caractère « naturel » de l’aliment. Or, la naturalité est un concept qu’ils valorisent fortement et auquel ils associent d’autres notions positives comme le goût authentique, le vivant, la saisonnalité, la biodiversité ou encore la singularité (le terroir). Toutes ces valeurs entrent en conflit frontal avec les promesses « anti-naturelles » de ces technologies, à savoir la mise à disposition d’aliments pouvant se conserver plus longtemps (grâce aux modifications génétiques ou à l’ionisation), ayant davantage de valeur nutritionnelle (modifications génétiques) et disponibles toute l’année (polyploïdisation des huîtres).
A l’inverse, les mangeurs « fonctionnels » qui privilégient la valeur nutritionnelle de l’aliment et sa praticité (accessibilité aisée, commodité d’emploi, longue conservation) peuvent trouver dans ces mêmes innovations de nombreux avantages. A la différence des précédents, ils font relativement peu de cas des notions de nature, de goût et de terroir. C’est pourquoi ils ne perçoivent pas dans ces innovations une dangereuse (et illégitime) transgression des lois de la nature, pas plus qu’ils n’y voient un inquiétant processus d’artificialisation et de standardisation de la nourriture.
6. Le rôle amplificateur d’internet et des réseaux sociaux
Les attitudes précédemment décrites – sensibilité au risque élevée, technophobie marquée, « précautionnisme » accru - se sont exacerbées à partir des années 2000. Le sociologue Gérald Bronner note que cette période correspond à l’essor d’internet puis des réseaux sociaux, et il établit un lien étroit entre ces différents phénomènes (Bronner, 2013). Internet, fait remarquer le chercheur, permet la diffusion massive et immédiate dans tout l’espace public de toutes les opinions et de toutes les croyances… y compris les plus fausses et les plus extrémistes.
Les réseaux numériques constituent ainsi une efficace courroie de transmission de toutes les peurs que véhicule notre monde contemporain et que cristallisent, entre autres, les innovations issues de la science. Des peurs qui, nous l’avons vu, sont décuplées par la surabondance des informations et des points de vue, et leur caractère contradictoire (dans le champ de l’alimentation et de la nutrition, la « cacophonie » est chose courante).
Dans la société actuelle, le savoir, le fait objectif, la démonstration scientifique perdent de leur valeur au profit de l’opinion. Les résultats scientifiques sont eux-mêmes de plus en plus souvent réduits au rang de simples opinions parmi beaucoup d’autres ! Face aux acquis de la science sont diffusés sur le web et les réseaux sociaux d’innombrables points de vue subjectifs, ces opinions étant de plus en plus souvent méfiantes et craintives vis-à-vis des avancées scientifiques et techniques, particulièrement dans le domaine alimentaire. Aux yeux de l’utilisateur non averti, ces points de vue peuvent apparaître d’emblée aussi pertinents et compétents que les conclusions des experts.
Ne serait-ce que parce qu’ils sont souvent très motivés à diffuser le plus largement possible leur point de vue, la voix des opposants aux technologies innovantes est prépondérante dans ces nouveaux espaces de communication où se déploient les controverses (les experts scientifiques ont peu de temps à consacrer aux démentis, rectificatifs et apports de contre-arguments). Internet et les réseaux sociaux deviennent ainsi les voies privilégiées de transmission de ce que Bronner nomme les « récits de la crainte ». Ces nouveaux médias véhiculent massivement la défiance croissante et la suspicion a priori qui se manifestent aujourd’hui vis-à-vis du progrès technique, des filières et entreprises alimentaires, des pouvoirs publics, des experts scientifiques…
L’extraordinaire potentiel d’internet en matière de diffusion des connaissances, des informations, des idées et des opinions s’accompagne d’un effet pervers. Celui de la généralisation du sentiment de savoir (Bronner et Klein, 2016). Nos concitoyens apparaissent d’autant plus méfiants vis-à-vis d’une application de la science et de ses créateurs qu’ils ont le sentiment de bien connaître et d’être compétents sur le sujet. Ainsi, 71 % des Français avouent ne pas comprendre grande chose aux neurosciences (lesquelles soulèvent pourtant des questions éthiques importantes) et seulement 25 % d’entre eux ne font pas confiance aux spécialistes du cerveau. A contrario, 63 % de nos concitoyens pensent bien connaître le sujet des OGM et 67 % celui du nucléaire. Pour chacun de ces deux sujets, la méfiance envers les scientifiques s’envole : 58 % des interviewés ne leur font pas confiance. [8]
Comment réduire les peurs face à l’innovation ?
Il est évident que toute innovation, qu’elle soit technologique ou non, qu’elle concerne le secteur alimentaire ou une autre branche d’activité, n’est pas forcément bonne en soi. Nombreux sont les exemples d’innovations et de technologies qui ont eu des impacts néfastes, et parfois dramatiques, sur la santé des personnes, sur leur emploi, sur l’environnement… Le « désir de précaution » exprimé par les individus est donc tout à fait légitime. Et ces derniers, contrairement à ce qu’on dit trop souvent, ne font pas preuve « d’irrationnalité » : ils sont au contraire souvent logiques et cohérents dans leur propre appréciation des risques, mais celle-ci se fait sur des critères différents de ceux des experts qui manipulent les statistiques et les probabilités.
A l’inverse, toute innovation n’est pas non plus mauvaise en soi. Si elle peut comporter des risques, elle peut aussi présenter des bénéfices pour la société. Dans certains cas, refuser l’innovation (ou la différer trop longtemps) pourrait même engendrer des risques supérieurs, l’inaction pouvant in fine se révéler plus préjudiciable que l’action. Pour autant, l’innovation ne peut et ne doit pas être imposée aux citoyens-consommateurs. Idéalement, elle devrait être construite et débattue avec eux le plus en amont possible (selon une ingénierie sociale qui reste à inventer), en leur fournissant les informations nécessaires (mais en renonçant à l’illusion selon laquelle la connaissance permet de percevoir objectivement le risque »), en les aidant à peser les avantages potentiels de l’innovation autant que ses inconvénients, en comprenant leurs « résistances » et, surtout, les raisons profondes de celles-ci. Et, bien entendu, en tenant compte de leurs avis dans la décision finale d’introduire l’innovation ou, au contraire, d’y renoncer.
Eric BIRLOUEZ. Agronome et sociologue.
Consultant indépendant, enseignant et auteur.
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