CNIEL, Milk Factory (2017)

L’origine du yaourt : le mystère demeure… - Nul ne sait qui a inventé le yaourt… même si certains peuples – au premier rang desquels les Bulgares et les Turcs – revendiquent farouchement la paternité du « véritable » yaourt. Cette recherche des origines se heurte à une difficulté de taille...

Le yaourt a en effet une multitude de cousins. Ce sont les quelques 400 types de « laits fermentés » qui sont apparus dans différentes régions du monde au cours des millénaires passés. Tous sont le fruit d’un même phénomène naturel : lorsque du lait se trouve en contact avec certaines bactéries (les ferments lactiques), ces dernières transforment le lactose (le sucre du lait) en acide lactique. Cette acidification provoque alors la coagulation des protéines, ce qui aboutit à l’obtention d’un « lait fermenté ».

Sur le plan réglementaire, le terme yaourt correspond à un type bien précis de lait fermenté. Celui-ci doit en effet contenir deux bactéries spécifiques : Lactobacillus bulgaricus et Streptococcus thermophilus. Ces deux ferments, et eux seuls, doivent être présents pour que le produit issu du lait soit autorisé à afficher la dénomination yaourt ou yoghourt

Or ces deux bactéries n’ont été identifiées qu’au début du XX° siècle : on ne sait donc pas si le lait fermenté ancestral des Bulgares ou celui des Turcs les contenait et était donc ou non un yaourt au sens strict du terme.

Le berceau du « vrai » yaourt demeure donc imprécis, même si les spécialistes pensent que les premiers laits fermentés sont d’abord apparus chez les éleveurs nomades des steppes d’Asie centrale. En revanche, ce qu’on sait avec certitude, c’est que Yoğurt est bien un mot de la langue turque. Il dérive du verbe yoğurmak qui signifie « épaissir, cailler, coaguler ». C’est dans un texte rédigé en 1072 que ce terme de yoğurt apparaît pour la toute première fois.

Quatre siècles plus tard (en 1432), le mot yogourt figure dans un récit en langue française. Son auteur se nomme Bertrandon de la Broquière. « Premier écuyer tranchant » de Philipe le Bon, il a été envoyé en Terre Sainte par le puissant duc de Bourgogne. Dans son Voyage d’Outre-Mer, Broquière écrit, à propos des Turcs qu’il rencontre : « [Ils] nous baillerent une grande telle [quantité] de lait quaillié qu’ilz appellent yogourt ». Mais le récit n’apporte aucune précision sur ce « lait caillé »…

Ce n’est qu’en 1925 que le Petit Larousse introduit dans sa liste de mots les deux termes, synonymes, de yoghourt et yaourt. Aux Etats-Unis, le mot « yogurt » commence à être employé au début des années 1930.

Tout commence avec le lait, un breuvage chargé de symboles

L’homme a commencé à boire un lait autre que celui de sa propre mère (ou d’une nourrice) lorsqu’il est parvenu à élever – et à traire - certaines espèces de mammifères sauvages. Ce processus de domestication a été initié il y a 10.500 ans au Proche-Orient, d’abord avec les chèvres et les brebis puis, quelques siècles plus tard, avec les bovins.

Dès que l’homme eut du lait animal à sa disposition, il ne manqua pas d’observer l’apparition de fermentations spontanées. Sous certaines conditions, celles-ci transformaient le lait en lait fermenté, en caillé ou en fromage. Ces transformations naturelles permettaient de le conserver plus longtemps. De tels atouts séduisirent les premiers éleveurs : progressivement, ils mirent au point des techniques pour maîtriser la fermentation du précieux liquide. Des traces de lait fermenté ont récemment été identifiées sur des poteries mises au jour en Lybie : ces tessons sont âgés de 9000 ans. Au fil des millénaires, certains peuples d’éleveurs passèrent maîtres dans l’art de fabriquer différents types de laits fermentés. Au Ier siècle de notre ère, le naturaliste romain Pline l’Ancien notait que certaines tribus savaient « faire prendre le lait pour en former une liqueur d'une acidité agréable ».

Parce qu’il constitue l’aliment exclusif du nouveau-né, le lait devient très tôt synonyme de vie, de fécondité et d’abondance. Sa couleur blanche lui confère en outre une image de pureté. Moïse promet aux Hébreux captifs en Egypte de les conduire vers un pays « où coulent le lait et le miel ». Et les mythologies de l’Antiquité abondent de récits dans lesquels de jeunes enfants promis à un destin exceptionnel sont nourris, dès leur naissance, de lait animal. C’est le cas de Zeus, allaité par la chèvre Amalthée ainsi que des jumeaux Remus et Romulus, les futurs fondateurs de Rome, alimentés par le lait d’une louve. Un mythe grec attribue au lait une valeur… cosmique : il relate qu’un jour le jeune Héraclès se jeta avec une telle avidité sur le sein de la déesse Héra qu’une giclée de lait en jaillit et traversa le ciel pour former la Voie lactée, notre galaxie (du grec gala : lait). A des milliers de kilomètres du monde grec, les adeptes de l’hindouisme affirment que le monde est né d’un océan de lait baratté par les dieux. Pour leur part, les éleveurs Peuls du Sahel font surgir l’univers d’une seule goutte de ce même lait.

Au XVI° siècle, le yaourt fait une fugace apparition en Europe

Le yaourt fait une première – mais éphémère - incursion dans le royaume de France au début du XVI° siècle. A cette époque, François Ier souffre de troubles intestinaux. Pour tenter de le soulager, son entourage envoie chercher à Constantinople un médecin turc dont le remède – un lait de brebis fermenté – fait, paraît-il, merveille. Le breuvage guérit le souverain et le médecin s’en retourne en Orient… emmenant avec lui ses brebis et le secret de fabrication de son « yogurt ».

Les grands découvreurs

Au XIX° siècle, l’accroissement spectaculaire des connaissances ouvre au yaourt d’immenses perspectives. Dans les années 1850, Louis Pasteur étudie le processus jusqu’alors mystérieux de la fermentation. Il démontre que cette transformation de la matière organique est le résultat de l’activité d’organismes microscopiques. A la fin du siècle, un chercheur d’origine ukrainienne, Elie Metchnikoff (1845-1916), conduit à Paris des travaux qui démontrent les effets positifs du yaourt sur les troubles intestinaux des nouveau-nés. En 1904, Metchnikoff devient vice-directeur de l’Institut Pasteur de Paris et quatre ans plus tard, il est lauréat du prix Nobel de physiologie- médecine (pour sa découverte du phénomène de la phagocytose).

En 1905, Stamen Grigorov, un jeune scientifique bulgare, s’intéresse à un lait aigre fermenté produit dans son pays : le kissélo-mléko. Ce dernier est fabriqué à partir de lait de vache entier porté à ébullition puis refroidi à 40-45 °C, auquel on ajoute un peu de kissélo-mléko issu de la production de la veille. Les travaux de Grigorov l’amènent à identifier dans ce « lait caillé » plusieurs bactéries. En particulier, celle qui transforme le lactose du lait en acide lactique et qui sera baptisée ultérieurement Lactobacillus bulgaricus.

La route du succès est ouverte

Au début du XX° siècle, Aram Deukmedjian, un arménien natif de Constantinople, crée à Paris un restaurant populaire qu’il baptise Au rendez-vous des étudiants. L’homme est très intéressé par les travaux de Metchnikoff sur le yaourt. En 1912, il décide de convertir son établissement en une crèmerie à laquelle il donne le nom de Cure de Yaourt. Puis il contacte le professeur Metchnikoff et obtient de sa part le texte suivant : « J’ai mangé et analysé le yaourt Aram. Il n’est pas nuisible pour la santé. Au contraire, il contient des ferments lactiques qui sont utiles pour notre corps ». Muni de cette caution scientifique de premier plan, l’entrepreneur arménien crée une usine de fabrication de yaourts. Quelques années plus tard, un industriel catalan, Isaac Carasso, lui emboîte le pas. En 1929, son fils Daniel fonde la Société parisienne du yaourt Danone (le nom de la marque fait référence au prénom du fondateur de l’entreprise : Danon est en effet le diminutif catalan de Daniel).

Le yaourt aujourd’hui

La consommation mondiale de yaourts a commencé à croître fortement à partir des années 1950. Elle continue aujourd’hui de progresser mais la demande se caractérise toujours par de grandes disparités géographiques. Ainsi, au cours de l’année 2014, les Français ont consommé 280 pots de yaourt par habitant (pots de 125 grammes). Ils étaient seulement devancés – et de peu - par les Néerlandais (286 pots) et les Turcs (282), et ils dépassaient de justesse les Allemands (277).

Des modes de consommation du yaourt très variés selon les cultures

En France, jusqu’à ces toutes dernières années, le yaourt n’avait quasiment jamais quitté sa place traditionnelle – la fin du déjeuner ou du dîner - si ce n’est, parfois, pour intégrer le petit-déjeuner ou être mangé (ou bu) comme en-cas. Par ailleurs, ce même yaourt était toujours mangé sucré ou sans aucun ajout : il ne faisait pratiquement jamais l’objet d’une consommation en mode « salé ».

A contrario, dans de nombreuses autres régions du monde, la manière de consommer le yaourt ou les autres laits fermentés locaux est souvent très différente. Ainsi, le yaourt consommé en Bulgarie n’a pas grand-chose à voir avec les « yaourts brassés au goût bulgare » de nos hypermarchés. Ferme et gélatineux comme un flan, le produit traditionnel bulgare constitue l’ingrédient de nombreuses soupes, salades, sauces ou encore desserts. Un autre mets salé à base de yaourt est le célèbre tzatziki. Le yaourt est ici mélangé à des concombres, de l’ail, des herbes aromatiques et de l’huile d’olive ; il est consommé en entrée ou en accompagnement de viandes marinées. Contrairement à ce que pensent beaucoup de Français, ce tzatziki n’est pas l’exclusivité des Grecs : on le consomme également beaucoup en Turquie, au Liban, à Chypre…

Au Liban, justement, est produit un lait fermenté nommé laban, qui est très utilisé dans la cuisine locale. Lorsqu’il est égoutté, ce produit change de nom et devient labné : assaisonné d’huile et consommé avec des olives, ce labné constitue le petit-déjeuner de nombreux habitants du Pays du Cèdre. Les Arméniens sont quant à eux les créateurs du madzoun : ce « yaourt » accompagne traditionnellement les feuilles de vigne et de nombreux autres plats salés ; il entre aussi dans la composition d’une « soupe au yaourt » (les Géorgiens exilés en France pendant la période soviétique vendaient à Paris ce même produit sous le nom de matsoni).

Les habitants de l’Inde fabriquent un autre type de lait fermenté, le dahi. Ils le diluent dans de l’eau pour en faire du lassi, une boisson rafraichissante. A ce même dahi, ils ajoutent des graines de moutarde et du cumin. Cette sauce au yaourt qui accompagne les plats salés est nommée sauce raïta. Mais les Indiens ne sont pas les seuls à consommer leur « yaourt » comme une boisson. Le kéfir du Caucase est un lait fermenté liquide, très riche en gaz carbonique (donc pétillant) et légèrement alcoolisé. Depuis des siècles, les éleveurs des steppes d’Asie centrale fabriquent eux aussi du koumys à partir de lait de jument. Lui aussi liquide, pétillant et contenant un peu d’alcool – raison pour laquelle on le nomme « champagne de lait » - le koumys était jadis considéré en Russie comme une véritable panacée : nombreux furent ceux qui, comme les écrivains Tolstoï et Tchekhov, en firent régulièrement des cures.

En 2014, le producteur d’enzymes DSM Food Specialities a fait réaliser une enquête auprès de 6000 adultes de six pays. L’étude a montré que les consommateurs turcs préfèrent les yaourts nature, les Américains les yaourts « à la grecque », les Chinois les laits fermentés probiotiques tandis que les Polonais, les Français et les Brésiliens manifestent leur préférence pour les yaourts aromatisés. Par ailleurs, la majorité des Brésiliens et des Américains mangent leur yaourt au petit-déjeuner alors que les Turcs l’utilisent pour accompagner leurs plats chauds.

Think it different !

Aujourd’hui, émerge en France une nouvelle tendance alimentaire et culinaire consistant à « penser le yaourt autrement ». Il s’agit d’une petite révolution conceptuelle permise par le caractère polyvalent de ce produit. Un atout exploité depuis longtemps, nous venons de le voir, par de nombreuses autres cultures alimentaires du monde.

Initiée par certains créateurs de recettes - chefs réputés, bloggeurs(ses) ou simples gourmets – cette évolution s’inscrit dans un vaste mouvement culinaire qui consiste à casser les habitudes, à sortir des sentiers battus, à s’affranchir des codes et des conventions bien établis. La « dessertification » du fromage ou encore l’introduction des légumes au dessert constituent d’autres exemples actuels de ce « déplacement des lignes ».

Le yaourt nature est ainsi de plus en plus souvent pensé en version salée. Depuis plusieurs années déjà, nombre de nos concitoyens se sont lancés dans la confection de tzatziki ou de sauces froides servies à l’apéritif, dans lesquelles on trempe des bâtonnets (dips) de légumes croquants. La recette est saine (faible teneur en matière grasse), simple et rapide et elle s’inscrit dans ces apéritifs dînatoires qui font partie, avec les brunchs et autres pique-nique urbains, de nos « nouvelles convivialités ».

Le yaourt peut également constituer la base de vinaigrettes sans huile dans lesquelles on retrouve tous les autres ingrédients classiques : vinaigre ou citron, ail, herbes aromatiques, épices... Ces sauces légères peuvent accompagner des salades ou d’autres mets salés comme les falafels, les légumes panés, etc. Des recettes de soupe ont également été imaginées, qui utilisent le yaourt en mélange avec certains légumes mixés tels l’avocat, le concombre ou encore la betterave. La place du yaourt en entrée est aujourd’hui amplifiée par certains créateurs culinaires qui ont imaginé des recettes de soupes ou de préparations associant yaourt, légumes, aromates et épices.

L’apéritif et l’entrée ne sont pas pour autant les seules séquences du repas dans lesquelles le yaourt peut revendiquer une place de choix. Ainsi, par exemple, les viandes et volailles marinées dans une préparation à base de yaourt acquièrent une texture moelleuse et un goût subtil. Et avec du yaourt, on peut aussi réaliser des pains non levés en forme de disques à cuire dans une poêle. Sans parler d’une multitude de desserts qui redynamisent l’indéboulonnable gâteau au yaourt de notre enfance.

Onctueux et nacré, doux et subtilement acide, dispensateur de fraîcheur et de légèreté, source de moelleux et de fondant… et, ne l’oublions pas, bénéfique pour notre santé, le yaourt permet aujourd’hui l’exploration de nouvelles harmonies gustatives. En ce sens, il participe à l’évolution permanente de notre art culinaire.

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